Dans un contexte de crise et de refonte du politique, la théorie du contrat social est la clé de voûte d'une société « juste ». Les philosophes des Lumières, ces hommes qui s'affrontent dans des joutes intellectuelles pour concevoir un idéal de liberté universelle, ne prennent presque jamais en compte la condition des femmes dans leur réflexion sur le politique. Cette omission, qu'on peut qualifier d'impensé du politique, reflète les limites de cet universalisme des Lumières, souvent centré sur l'homme au sens masculin du terme.

C'est cet impensé qu'Olympe de Gouges met au jour. Cette citoyenne, écartée de la pensée politique des Lumières, incarne la démonstration d'une universalité excluante, et donc paradoxale. Olympe de Gouges propose alors une refonte féministe du politique. Comme un miroir inversé, ces deux philosophes déploient des projets démocratiques opposés tout en poursuivant un même but : l'un repose sur une universalité théorique, puisqu'excluante, l'autre sur une inclusion concrète.

I. Jean-Jacques Rousseau : un contrat social universel mais excluant

1. La volonté générale contre les singularités

            Dans Du contrat social (1762), Jean-Jacques Rousseau commence par cette phrase puissante :

 « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers »

Il propose une distinction entre la liberté naturelle et la liberté sociale que la société peut entraver. Comment alors concevoir une société équitable? Il s'agit de placer au cœur du politique le concept de « volonté générale ». Il faut noter que la notion de « volonté générale » chez Rousseau ne correspond pas à la simple « addition des opinions individuelles », comme ce serait le cas dans un vote majoritaire. Elle désigne plutôt l’intérêt commun, ce qui est bon pour l’ensemble de la communauté. Cette volonté générale est censée dépasser les intérêts particuliers pour viser le bien collectif. Dans une société juste, chaque citoyen est acteur de l'élaboration des lois, et c'est en cela que le modèle du contrat social rousseauiste peut garantir la liberté et l'égalité de tous.

            Pourtant, cette universalité nécessaire et revendiquée par Rousseau demeure partielle et sélective. Lorsque Rousseau parle de « l’homme », il utilise un terme générique qui ne désigne  que le masculin. Ce glissement linguistique révèle un biais politique implicite : le citoyen, chez Rousseau, est pensé au masculin. Dans le paradigme culturel de son époque, il théorise un système politique dans lequel les femmes n'ont pas véritablement leur place. Elles ne prennent pas part au contrat social imaginé par Rousseau, ne participent pas de la définition d'une volonté générale. Cette position repose sur une vision essentialiste des rôles sexués, dominante au XVIIIe siècle et que l'on trouvait déjà dans les écrits aristotéliciens, selon laquelle les femmes seraient naturellement inaptes au jugement politique.

            Pourtant, cette conception, bien que présentée comme universelle, repose sur une définition restrictive du corps politique. Rousseau ne considère comme citoyens que les hommes, c’est-à-dire les individus de sexe masculin, jugés capables d’autonomie et de raison politique. Les femmes, quant à elles, sont exclues de la sphère publique. Émile ou De l’éducation nous éclaire sur la position de Rousseau concernant les femmes. Il y établit que celles-ci sont vouées à la soumission morale et de ce fait n'ont de place que dans la sphère domestique.

2. L'exclusion genrée des femmes du politique

Rousseau exclut explicitement les femmes de la sphère politique. Dans Émile ou De l’éducation (1762), il écrit :

« Toute l'éducation des femmes doit être relative aux hommes. »

Il conçoit la femme comme garante de la morale privée, mais incapable de raison politique. Cette conception révèle un contrat social patriarcal. Pour Fraisse, Rousseau participe à cette tradition qui fonde la démocratie sur un paradoxe : l’universalité sans les femmes.

Mots-clés SEO : Rousseau, contrat social, exclusion femmes, volonté générale, égalité abstraite, démocratie patriarcale, pensée politique XVIIIe siècle.

II. Olympe de Gouges : vers une refondation inclusive du contrat social

1. Une déclaration féministe et révolutionnaire

            En 1791, Olympe de Gouges publie la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne et amorce un véritable féminisme des Lumières. Il s'agit d'une réécriture complète de chacun des articles de la Déclaration de 1789. Avec ce titre et ce texte, elle met au jour l'hypocrisie de cet universel sans les femmes  :  

« Homme, es-tu capable d’être juste ? Une femme t’en fait la question. »

            À travers cette question au ton accusateur et provocant, elle réclame une égalité réelle. Elle interpelle l’« Homme » en tant que représentant du pouvoir et gardien supposé du concept même de justice. C'est en effet une question qui aurait pu être directement adressée à Jean-Jacques Rousseau qui définit la justice dans Du contrat social. Olympe de Gouges dénonce une injustice morale et appelle à une prise de conscience. Par ailleurs, elle rend visible les limites de cette justice illusoire :

« La femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune. »

C'est une manière forte d'exiger l'égalité effective, de dénoncer l'exclusion des femmes en politique : le droit de vote, d’éligibilité, d’accès à l’éducation et à la propriété pour les femmes tout autant que pour les hommes.

Ainsi Olympe de Gouges propose, pour la première fois, une utopie démocratique « inscrite dans la réalité sociale des femmes » (Michèle Riot-Sarcey, Le Réel et l'utopie, 1988).

2. Vers une reconnaissance des oppressions croisées

            Pour rendre effective l'universalité proclamée par la philosophie des lumières, encore faut-il qu'elle s'applique réellement à tous les individus soumis aux lois du contrat social. C'est ainsi qu'Olympe de Gouges se propose de réfléchir à la condition des exclus : les femmes mais aussi les esclaves.

Dans ses Réflexions sur les hommes nègres (1788), elle défend l'abolition de l'esclavage, un autre angle mort du contrat social rousseauiste. Il s'agit donc d'une approche que l'on pourrait qualifier d'intersectionnelle, un concept que développera Kimberlé Crenshaw en 1989. Il désigne la manière dont plusieurs formes de discrimination (sexisme, racisme, homophobie,...) peuvent se croiser et créer des situations d’injustice spécifiques.

            À  l'instar de Joan Scott dans La Citoyenne paradoxale (1998), nous voyons en  Olympe de Gouges une figure emblématique d'une contradiction majeure : celle d'un universalisme proclamé qui échoue à inclure les minorités.Comme l'a montré avec courage Olympe de Gouges, la citoyenne est une figure « paradoxale invisible ». Elle se reconnaît parfois dans les discours tout en étant éffacée des institutions.

Mots-clés : féminisme révolutionnaire, égalité politique, Olympe de Gouges, intersectionnalité, antiesclavagisme.

III. Deux modèles de démocratie : abstraction contre incarnation

1. Rousseau et l'illusion de la neutralité

            Chez Rousseau, derrière une volonté universaliste, persiste la négation des différences. Les particularismes sont une menace pour la volonté générale. C'est pourquoi Geneviève Fraisse qualifie la théorie rousseauiste de « neutralité de façade », résultante d'une forme d'« aveuglement politique ». Elle ne permet pas de reconnaître concrètement les effets des rapports de domination.

            Ainsi, l'exclusion des femmes est considérée comme naturelle et non comme une résultante de la structure du politique. Elles peuvent être mères, épouses et travailleuses mais jamais être admises dans le contrat social.

2. Gouges et la reconnaissance des différences

            En réponse, Olympe de Gouges promeut une vision du politique ancrée dans le réel, à l'opposé de l'abstraction paradoxale de Rousseau. Sa perspective pose les prémisses d'une pensée politique du corps, du genre et du vécu social que l'on peut, de manière anachronique, qualifier d'intersectionnelle. Elle réclame une égalité effective dans un texte d'une audace exceptionnelle pour son époque.

            En découvrant les particularismes cachés sous le mot « Homme » du Contrat social, Gouges appelle à une « politique de la différence » (Joan Scott, La Citoyenne paradoxale). Il s'agirait de reconnaître toutes les minorités comme des sujets politiques à part entière. Michèle Riot-Sarcey voit en Olympe de Gouges l' incarnation des minorités politiques. En accusant ses contemporains de poser les fondements d'une démocratie aussi incomplète, elle permet d'élargir « le champ du possible démocratique ».

Conclusion : entre utopie universaliste et utopie concrète

            Pour conclure, nous avons vu l'idéal des Lumières porté par Rousseau n'est pas une refondation totale. Olympe de Gouges, quant à elle, entre dans l’histoire du féminisme comme figure de proue des luttes pour l’émancipation  Elle propose une transformation radicale du contrat social, intégrant femmes, esclaves et, par extension, tous les exclus. Elle ambitionne ainsi un universalisme réel, débarrassé du point aveugle des minorités.

            Cette opposition manifeste, au XVIIIe siècle, résonne encore aujourd’hui. Lorsqu’on interroge nos démocraties contemporaines, une question persiste: l’égalité proclamée est-elle réellement vécue ? Ou reste-t-elle une abstraction qui oublie les singularités concrètes ?

            En mobilisant les travaux d’auteur.e.s comme Fraisse, Riot-Sarcey et Scott, nous avons voulu montrer que cette interrogation reste au cœur des débats actuels sur l’inclusion et la représentation.

Références et sources citées

    Jean-Jacques Rousseau, « Du contrat social », 1762

    Jean-Jacques Rousseau, « Émile ou De l’éducation », 1762

    Olympe de Gouges, « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne », 1791

    Olympe de Gouges, Réflexions sur les hommes nègres, 1788

    Geneviève Fraisse, « La Fabrique du féminisme », Le Passager Clandestin, 2012

    Michèle Riot-Sarcey, « Le Réel de l’utopie », Albin Michel, 1998

    Joan Scott, « La Citoyenne paradoxale », Albin Michel, 1998

    Kimberley Crenshaw, "Demarginalizing the Intersection of Race and Sex", 1989.

 

Liens externes

      Jean Jacques Rousseau, « Du contrat social », Texte intégral (Gallica)

      https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k61325137/f474

      Olympe de Gouges, « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne », Texte intégral (Gallica)

      https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64848397/f6.image

      Une biographie d'Olympe de Gouges (site de la BNF)

      https://www.bnf.fr/fr/mediatheque/pionnieres-olympe-de-gouges

      Une biographie de Jean Jacques Rousseau (site de la BNF)

       https://www.bnf.fr/fr/mediatheque/jean-jacques-rousseau

      Un article d'Oxfam France présentant le concept d'intersectionnalité

       https://www.oxfamfrance.org/inegalites-femmes-hommes/intersectionnalite-quand-les-discriminations-sentrecroisent/#:~:text=%C2%AB%20L'intersectionnalit%C3%A9%20permet%20de%20d%C3%A9crire,de%20plusieurs%20types%20d'exclusion.